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OMBRES ET TRANSPARENCES:
Le personnage "Audubon"

pages 15–17

Pendant une grande partie de sa vie, tout au long de l’âge mûr et au plus fort d'une vie mouvemente, l'angoisse l'avait tenaillé et lui avait fait croire sa fin prochaine. John James Audubon n’avait pas d'inquiétude pour lui-même, car il envisageait sa propre mort avec la tranquille assurance du croyant convaincu. Ce qui hantait son esprit et revenait comme une douleur lancinante était l'anxiété d'avoir à finir son œuvre sur les animaux d’Amérique, et d’assurer l’avenir terrestre de sa famille. Finalement la Nature, ou était-ce la Providence, fut clémente avec lui et les trois ou quatre dernières années de sa vie se passèrent dans une croissante et apaisante perte de lucidité.

Lorsque se leva l’aube du lundi 27 janvier 1851, il reposait dans sa maison de Minnie’s Land, au bord de la rivière Hudson, à quelques miles au-delà de la ville de New York, et tout était normal autour de lui. Son épouse, ses deux fils, ses dix petits-enfants étaient là, près de lui ou dans une maison proche. Mais pour la première fois depuis bien longtemps dans sa vie adulte, lui qui avait joui d’une santé de fer et n’avait été que rarement malade, il n’allait pas se lever. Quelques heures de souffrance passèrent, puis un dernier regard et un instant de lucidité retrouvée, des mains qui cherchent celles des êtres chers, et il s’éteignit, tandis que, face à la maison, au-delà du fleuve, «le soleil couchant déversait sa lumière dorée sur le beau paysage couvert de neige, à cinq heures du soir» ainsi que s’en souviendra plus tard une de ses petites-filles.

Le lendemain, le New York Evening Post annonçait l’événement dans sa rubrique nécrologique. « Décédé le lundi 27 : John James Anderson, âgé de 76 ans. Les obsèques auront lieu mercredi prochain, le 29, à 3 heures de l’après-midi, à sa dernière résidence, 155 th Street, North River. L’inhumation se fera à Trinity Cemetery. La présence de ses amis est souhaitée.

Il y eut peu de monde aux obsèques d’Audubon. Pourtant, quel cortège extraordinaire auraient formé, de la maison au petit cimetière proche, ceux qui l’avaient rencontré, connu personnellement, à un moment ou l’autre de sa vie. Parmi eux bien sûr, certains étaient déjà disparus, d’autres se trouvaient très éloignés, mais si tous avaient pu être physiquement présents, ils auraient constitué une revue presque complète de la société de son temps. Au sommet de la hiérarchie sociale, on y aurait vu Louis-Philippe, ancien roi des Français déchu puis décédé depuis peu, trois anciens présidents des Etats-Unis, Andrew Jackson, Martin Van Buren, John Tyler, un ancien Premier ministre anglais, Lord Stanley, de grands hommes politiques américains comme Henry Clay et Daniel Webster, en leur temps candidats malchanceux des élections présidentielles, de très grands serviteurs de l’Union et gouverneurs d’Etats, comme De Witt Clinton, ou Sam Houston qui a donné le Texas aux Etats-Unis. Dans le cortège, Walter Scott, le grand écrivain romantique, et William Roscoe, le poète et historien anglais, auraient voisiné avec Washington Irving, premier écrivain américain de réputation internationale. George Cuvier aurait pu conduire la longue file des hommes de science formée de tous les ornithologues notoires de Grande-Bretagne et de France, et de nombre d’autres naturalistes européens et américains. Les artistes auraient été nombreux autour de Sir Thomas Lawrence, peintre de la Cour d’Angleterre, du baron François Gérard, du peintre des fleurs Pierre-Joseph Redouté, et d’artistes américains talentueux, comme Thomas Sully. Quant aux aristocrates et grands bourgeois de Grande-Bretagne et de France, aux notables américains, il est à peine exagéré de dire qu’ils pouvaient constituer une petite foule. A l’écart sans doute des aristocrates de vieille souche, se seraient fait remarquer des proches parents de l’ancien empereur Napoléon 1er, son frère aîné Joseph, son neveu Charles-Lucien. Audubon lui-même a donné la mesure de ses relations lorsqu’il notait dans son journal intime, en 1826, alors qu’il n’était qu’un nouvel arrivé à Paris, qu’il ne pouvait plus aller à une réception ou un dîner dans le grand monde sans y retrouver des personnes déjà rencontrées ailleurs.

Les représentants du grand monde n’auraient pas été les seuls à vouloir accompagner Audubon à sa dernière demeure. Encore plus nombreux étaient ses amis et connaissances de condition moyenne, ou modeste, et même de situation marginale ou complètement déshéritée. On aurait vu dans le cortège des médecins, comme le généreux docteur Provan auquel ce livre est dédié, des clergymen comme John Bachman, naturaliste bénévole et collaborateur d’Audubon. Quelques invraisemblables scientifiques aventuriers comme Samuel Rafinesque, le Français né à Constantinople et qui parlait sept langues. Des artisans, des commerçants, des marins de petit et haut grade ayant bourlingué sur toutes les côtes d’Amérique du Nord, des bateliers de l’Ohio, du Mississippi et du Missouri, de tous genres et souvent du pire. Des explorateurs et des aventuriers, peut-être Daniel Boone qui a ouvert le Kentucky aux Américains, des trappeurs, squatters, trafiquants, colons et planteurs de grande et de petite condition. Beaucoup de femmes auraient été présentes, dames quakeresses de la bonne société ou petites bourgeoises, artistes amateurs souvent de grand talent, hôtesses de toutes sortes, admiratrices ou simples amies, et jusqu’à une poétesse, Jane Roscoe. L’histoire n’a pas retenu tous les noms de ceux et de celles qui auraient participé au cortège, mais les noms qui nous restent sont déjà suffisamment nombreux pour allonger à l’excès une biographie d’Audubon qui voudrait ne rien omettre.

Ce cortège complet n’est qu’une fiction, mais si le cortège réel a compté si peu de monde, en dehors de la famille proche, c’est que le New York Evening Post a commis une erreur. Le patronyme « Audubon » est peu répandu en France et, en l’année 1851, il n’y avait que notre peintre naturaliste et sa famille à le porter en Amérique. Le typographe du journal a mal lu le nom « Audubon » et composé à sa place le nom « Anderson ». Que le typographe se soit trompé, qu’il y ait eu peu de monde aux obsèques, n’a plus d’importance aujourd’hui. Ce qui paraît extraordinaire, au contraire, c’est que la vie d’Audubon se soit achevée sur cette dernière erreur, comme si le sort s’était plu à brouiller jusqu’à la fin son identité. Toute sa vie, en effet, Audubon a été dans l’incertitude quant à son lieu et sa date de naissance, quant au nom de sa mère, et il a porté successivement divers noms et prénoms, n’hésitant pas à les mélanger parfois, à les modifier ou s’en attribuer un de son invention.

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© 2002 Éditions France-Empire, Paris.  www.france-empire.fr
Publié avec la permission de France-Empire et de l'auteur.