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LE VOYAGE EN BOURGOGNE: RECIT

 

J'ai rencontré Jean Dresch à deux reprises, il y a plus de vingt ans. La première fois, c'était au Burkina Faso, sur les terres rouges brûlées de soleil du plateau Mossi, là où les cases rondes et pointues des paysans noirs se détachent sur un horizon sans fin et où des cortèges de petits ânes gris trottinent le long de pistes poussiéreuses pour amener à Ouagadougou le bois de feu arraché aux maigres arbustes de savane, images trop évidentes de la désertification du Sahel. Il s'était présenté à moi, la main tendue: "Jean Dresch". "Quoi, pensai-je, ce serait le fameux géographe qui trente ans plus tôt écrivait des articles sur les pénéplaines africaines que tout chercheur africaniste se devait de lire et de méditer." C'était lui, apparemment indestructible, encore sur le terrain à l'âge où un homme ordinaire passe son temps chez lui dans un fauteuil à bascule. La seconde fois, c'était à Abidjan, il racontait des histoires fascinantes, mélanges d'expériences et d'aventures personnelles, de relevés scientifiques, de traditions orales et écrites, comme seuls savent en composer les grands géographes et historiens. Jean Dresch était ou avait été Professeur en Sorbonne, membre d'un nombre appréciable de Sociétés savantes et d'Académies. Il pouvait s'enorgueillir d'être allé, ne serait-ce que brièvement, au moins le temps d'une escale, dans tous les pays du monde. Je ne puis en dire autant de moi qui ai pourtant passé ma vie à voyager, ou plus exactement à me déplacer. Mes pérégrinations ont commencé avec la deuxième guerre mondiale qui a poussé ma famille sur la route de l'exode de juin 1940, et cela continua pour moi à l'âge adulte au gré d'une carrière scientifique me conduisant d'un pays à l'autre sur trois continents. Enfant et adolescent j'étais fasciné par les contrées polaires et me délectait des explorations des Jean Charcot, Scott, Amundsen, Shakelton, Ross, mais la réalité voulut que je devinsse tropicaliste et débutasse ma vraie vie professionnelle au Gabon, petit pays que l'équateur coupe en son milieu. Je n'ai cessé ensuite de me déplacer et, ayant vécu maintenant soixante-dix printemps, je puis dire que les personnages, les villes, les ethnies, les peuples, les institutions, les savants, les écrivains, les fleuves, les climats, les guerres même, les paysages, les terroirs que j'ai vus, rencontrés, connus, subis ou étudiés me paraissent sortir d'une inépuisable boite de Pandore.

L'affaire se complique par le mélange du réel et du virtuel. Dire que j'ai voyagé autrefois avec Jules Verne ne serait qu'une banalité à partager avec tant de lecteurs juvéniles de Cinq semaines en ballon si je n'avais fait retour à cet auteur en recevant le Grand Prix Jules Verne 2002, en récompense d'un livre que je venais d'écrire sur un artiste et écrivain américain, grand voyageur lui aussi, John James Audubon. Ce n'est pas par vanité que je rappelle ce Prix mais pour montrer à quel point s'enchevêtrent les itinéraires matériels et intellectuels de ma vie. Jules Verne n'est pas le seul auteur de mon bagage culturel appelant au voyage, et il ne se passe jamais très longtemps sans que ne me reviennent à l'esprit des réminiscences de Blaise Cendrar, de son chant épique sur le Transibérien et la petite Jehanne de France. Ce ne sont là que des exemples. Un chercheur scientifique ne peut se satisfaire de souvenirs, fussent-ils fondateurs de sa personnalité, et par nécessité il doit accumuler des livres, beaucoup de livres, des articles, tirés-à-part, carnets de notes, fiches descriptives, fiches de lecture, graphismes, plans et cartes, textes ébauchés ou finis, correspondances, fichiers bibliographiques, résultats analytiques, dossiers d'enquête, bases de données, spectrographies et imageries numériques diverses, cartes perforées, supports informatiques, photographies et bien d'autres matériaux. Eussé-je gardé le tout, il faudrait une caravane pour le transporter mais le système un peu nomade selon lequel j'ai vécu était auto-régulé: à chaque déplacement d'un pays à l'autre ou plus simplement d'un logement à l'autre, il fallait faire le tri, s'accorder le moment de déprime ou de rage nécessaire pour sacrifier telle ou telle partie du capharnaum, les parties subsistantes étant ventilées dans des boites, caisses, cantines en divers greniers et caves et parfois oubliées pour des années. Ainsi suis-je débarrassé de la tentation trouble de faire le bilan, retracer mes itinéraires, reconstituer mes démarches, exprimer mes idées pour en faire un leg définitif à la postérité.

C'est ainsi que, l'esprit parfaitement libre, un jour de décembre dernier, je suis parti de Paris par la route pour me rendre à Dijon, la capitale bourguignonne, et y prononcer une conférence à la demande de l'association France-Amérique-Bourgogne. Sur la fin du trajet, disposant d'un certain temps, je me suis écarté des grands axes routiers pour suivre une petite route départementale entre Sombernon et Gevrey-Chambertin. Elle serpentait un long d'une étroite vallée encaissée entre des bancs de roche calcaire et des hauteurs couvertes d'une chênaie rabougrie, composant un paysage bien éloigné de ce que l'on croit être la Bourgogne et qui me faisait penser à certains itinéraires entre Loda et Peyra Cava dans les Alpes du Sud, ou peut-être à des parcours beaucoup plus anciens pour moi du côté des gorges de Kerrata en Kabylie, ou encore à d'autres lieux du côté du Kentucky. Au débouché de la vallée, la Bourgogne opulente était là, avec le village de Gevrey-Chambertin étroitement enserré dans ses vignobles. Après quelques pas dans le village, je suis tombé en arrêt devant une haute maison soulignée par deux avancées carrées aux allures de tours médiévales et sur laquelle un panneau m'apprit quel personnage l'avait construite. Gaston Roupnel! Qui connaît ne serait-ce que son nom aujourd'hui, en dehors d'un cercle régional restreint? A peu près personne. Mais c'était pour moi, si je puis me permettre de paraphraser Michel Foucault, l'occasion d'une plongée dans l'archéologie de mes savoirs.

J'avais découvert Gaston Roupnel à l'âge de mes études universitaires, parce que j'étais lecteur assidu de Gaston Bachelard, né à Bar-le-Duc de parents épiciers, ambulancier pendant la Grande Guerre, puis petit employé des Postes avant que des études tardives de mathématiques et de philosophie n'en fassent un professeur d'Université, pàre-fondateur de l'épistémologie moderne, grand critique de l'imagination poétique, maître spirituel de générations entières d'historiens philosophes comme Michel Foucault. Etudiant alors les sciences, je n'ai pas été élève de Bachelard mais je connaissais tous ses livres : "L'Air et les Songes, L'Eau et les Rêves, La Terre et les Réveries du Repos, etc." Il y parlait souvent de son ami Roupnel, les deux Gaston s'étaient connus étant l'un et l'autre Professeurs d'université à Dijon. De la lecture de Bachelard je suis passé à l'oeuvre immense et diverse elle aussi de Roupnel, pour en retenir surtout son histoire de la paysannerie française. Roupnel voyait le paysan comme un personnage immuable, porteur de toute l'histoire de la société et du paysage. Dans son langage poétique et évocateur, Roupnel s'écriait: "Ecoutez! C'est lui qui vient à nous sur la route des âges! C'est le vieux paysan qui s'en vient vers nous du fond des temps ...Nous sommes ce vieil homme ..." (je cite de mémoire, bien entendu). Par la suite, l'histoire paysanne est devenue une discipline universitaire largement pratiquée mais s'il est apparu commode à beaucoup d'oublier que Roupnel en avait été l'inspirateur, le fondateur, j'ai gardé pour lui une place bien chaude au fond de ma mémoire.

A Gevrey-Chambertin, il y a beaucoup de caves où l'on vend un vin excellent que je recommande à tous, mais peu de librairies, et c'est regrettable. Puisque Roupnel est la grande figure intellectuelle de ce village de vignerons, je me suis adressé à l'Office du Tourisme, demandant si par hasard il n'y aurait pas quelques livres de lui en vente, des rééditions peut-être, notamment "Siloé" dont je n'ai jamais possédé d'exemplaire et qu'admirait beaucoup Bachelard. La réponse fut négative mais on me dit qu'il existait un livre consacré à Roupnel et, après recherche au fond d'une étagère sous le comptoir, on me mit l'objet dans la main, en échange d'une vingtaine d'euros. Le livre est intitulé "Gaston Roupnel: âme paysanne et sciences humaines", il a été écrit par un Américain nommé Philip Whalen, traduit en français par Floriane Reviron, et publié en 2001 par les Editions Universitaires de Dijon. Whalen avait séjourné longtemps à Gevrey-Chambertin, fouillant les archives de la famille Roupnel, reçu en ami par tous au village. Le voyage en Bourgogne a noué ainsi pour moi une série de convergences dont la probabilité aurait sans doute parue nulle à tout statisticien compétent mais qui me sembla être à l'image de ce que j'avais souvent vécu. Comment se pouvait-il qu'arrive par hasard à Gevrey-Chambertin un voyageur français entretenant depuis des dizaines d'années le souvenir d'un auteur oublié des autres, pour y croiser la route d'un Américain venu réparer, sur leurs propres terres, l'injustice intellectuelle des Français? Tout au plaisir de tenir ce livre précieux entre les mains, je le retournai et lu ceci au dos de la couverture: Philip Whalen enseigne actuellement au collège universitaire de Charleston en Caroline du Sud. Ah! Charleston, la vieille ville coloniale épargnée par la soldatesque du Général Ulysses Grant à la fin de la Guerre Civile, avec ses maisons Greek Revival, les clochers pointus de ses églises, le fort Sumter gardant la baie...Le siège de Charleston par les Anglais pendant la Révolution américaine...Les premiers coups de feu entre Nordistes et Sudistes...Charleston représenté par le peintre suisse George Lehman...Charleston et tous les personnages qui me sont familiers bien que depuis longtemps disparus et qui y ont vécu, les naturalistes John et William Bartram, sur lesquels j'ai écrit un livre tout comme sur John James Audubon et son ami le Révérent Bachman...Allons, le dossier des voyages et des rencontres improbables mais décidées par le destin n'est pas clos.

En Normandie, ce vendredi 3 janvier 2003

 

© 2003 Yvon Chatelin