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L'ÉVEIL AU MONDE
Un essai bref et librement inspiré

 

Tout le monde le connaît, il est partout! Membre de l'Académie des Sciences, professeur au Collège de France, auteur de nombreux livres pour le grand public, on ne compte plus ses causeries, conférences et interventions dans les médias. Il a même créé un site Web pour ceux qui ne veulent rien perdre des faits et gestes du Maître. Et à juste titre! car il est l'un des grands esprits de notre époque, un de ceux dont nous avons le plus besoin: il a bien compris que notre planète, la Terre, court à une catastrophe écologique irréversible, au naufrage de nos sociétés humaines, et milite pour tenter de sauver la situation, s'il en est encore temps. C'est d'Hubert Reeves que je veux parler, et plus spécialement de son livre Oiseaux, merveilleux oiseaux—Les dialogues du ciel et de la vie, paru aux éditions du Seuil en 1998.

Si le ciel et la vie «dialoguent», selon lui, c'est par le jeu des forces et des énergies de la nature, de façon purement matérialiste. Précisons-le, le ciel en question n'est l'habitat d'aucun démiurge, d'aucune divinité créatrice. Ecoutez plutôt cette petite phrase où il est question d'oies sauvages et de migrations et qui, d'une certaine manière, résume tout. «Le vol des oies implique que les galaxies lointaines sont emportées dans un gigantesque mouvement d'expansion à l'échelle du cosmos.» Quel est le rapport entre les bernaches du Canada ou autres oies, les galaxies et le big bang? Entendez donc que tout est lié. Nous tous, êtres vivants sur Terre, sortons d'une soupe cosmique bouillonnante que se plaît à décrire Reeves et dans laquelle protons et électrons, quasars, galaxies, astéroïdes, étoiles bleues et trous noirs, quarks et bosons, nucléons, neutrinos et photons (et j'en passe, corpuscules élémentaires ou corps stellaires!) sont unis, indispensables et s'enchaînent les uns aux autres. Si notre univers, en plus, n'était pas «vieux de milliards d'années et vaste de milliards d'années-lumière», ni l'homme, ni le mille-patte, ni l'oiseau n'auraient eu la moindre chance d'exister.

L'oiseau, justement, revenons-y: de tous les êtres vivants de la Planète, c'est peut-être, selon notre entendement, celui qui a gardé le plus de liens avec les forces cachées de l'univers. Hubert Reeves, et il n'est pas le seul, s'émerveille d'un phénomène «à la limite du prodigieux et de l'incroyable», celui des migrations. «Manifestement le système de guidage de l'oiseau intègre une horloge interne qui lui permet de compenser en temps réel le mouvement du Soleil.» Saviez-vous une telle chose possible? Mais poursuivons, d'étonnement en étonnement. L'oiseau ne s'oriente pas seulement sur le soleil mais aussi sur l'étoile polaire, il se guide sur le champ magnétique (comme le font également des migrateurs marins, tortues, thons ou saumons) et, nous apprend Reeves, sur la polarisation de la lumière bleue de la voûte céleste. En plus de cela, il dispose d'une acuité visuelle phénoménale, de la capacité de mémoriser les immenses paysages survolés, et de percevoir les infrasons produits à des milliers de kilomètres par l'océan battant des rives continentales ou par le vent soufflant dans les vallées de hautes montagnes.

Ainsi donc, les scientifiques contemporains proclament que l'oiseau perçoit les champs magnétiques! Or c'est exactement ce que je lisais ces derniers jours sous la plume de Jules Michelet. Oui, oui, le Michelet du dix-neuvième siècle, un romantique s'il en fut, écrivain admiré pour son histoire de la Révolution française, celui qui le premier fit du «peuple» le grand personnage de l'histoire! Ecoutez donc. «Nous habitons un monde fort jeune encore, fort barbare; monde d'essai et d'apprentissage, dans la série des étoiles, une des haltes élémentaires de la grande initiation.» Lyrisme à part, quand Michelet nous situe dans les étoiles, nous ne sommes pas loin d'un Reeves nous faisant baigner dans la grande soupe cosmique. Michelet ne tarde pas à faire apparaître l'oiseau. «Le voilà qui s'envole, il plane, il domine le monde, il nage dans un trait du soleil, il jouit du bonheur immense d'embrasser d'un regard l'infinité des choses...» Et maintenant: «Etre éminemment électrique, l'oiseau est plus qu'aucun autre en rapport avec nombre de phénomènes de météorologie, de chaleur et de magnétisme que nos sens ni notre appréciation n'atteignent pas...dans un rapport si parfait avec le globe...il choisit...la ligne précise qui le mène où il veut aller...d'invisibles courants magnétiques pilotent ce hardi voyageur. Science étrange!»

Comment l'historien Michelet et l'astrophysicien Reeves en vinrent-ils à un siècle et demi de distance, avec les mêmes intuitions ou les mèmes certitudes, à nous parler de cette science étrange possédée par les oiseaux? Pour Hubert c'est simple: il observait déjà les tribus à plumes sur les rives du Lac Saint Louis, dans son Québec natal, sa carrière scientifique a fait le reste. Pour Jules, le Parisien, c'est plus compliqué. Pendant longtemps il ne voyait de la Nature que les collections du Muséum d'Histoire Naturelle et les animaux du Jardin des Plantes. Puis, Napoléon le Petit (Napoléon III, si vous préférez) s'emparant du pouvoir, Michelet fut expulsé de sa chaire du Collège de France pour républicanisme supposé anarchisant. Il commença alors une vie errante, s'installant d'abord près de Nantes, à la campagne, en 1852. Et c'est là qu'Athénaïs ouvrit ses yeux à la Nature véritable et surtout aux oiseaux.

Vous ne connaissez pas Athénaïs? Dommage, car c'est vraiment un personnage! Elle était la deuxième épouse de Michelet, plus jeune que lui de trente ans, frigide dit-on et donnant bien des insatisfactions au pauvre Jules, mais très sensible et tr`s cérébrale. Elle se présentait ainsi: «Je suis née à la campagne; j'y ai passé les deux tiers des années que j'ai vécues. Je m'y sens rappelée toujours, et par le charme des premières habitudes, et par le goût de la nature, sans doute aussi par le cher souvenir de mon père qui m'y éleva et fut le culte de ma vie.» Celui-ci était une sorte de philosophe naturaliste et d'aventurier utopiste ayant pris pour épouse, dans ses voyages, une jeune orpheline, créole louisianaise dont il était le professeur et dont il avait l'âge d'être le père, voire le grand-père (une tradition de famille!). Devenu à son heure le père-époux d'Athénaïs, Michelet commença donc à Nantes, sous son influence, un livre intitulé L'oiseau qui, après de nouvelles errances à travers France et Italie, fut achevé et publié quatre ans plus tard, en 1856.

«L'homme n'eut pas vécu sans l'oiseau», commence par dire Michelet, une mani`re de parler d'interactions et de régulations qui, nous le savons mieux aujourd'hui, font les écosystèmes. Sans oiseaux, pensait-il, insectes et petits reptiles eussent tellement proliféré que la vie humaine ne se fut pas développée. Puis il ajoute: «Mais l'oiseau eut vécu sans l'homme.» Ah! comme cela est vrai! Deux fois, trois fois vrai plutôt qu'une! Entre ces deux êtres sortis de la soupe cosmique, que de différences d'adaptation! Comment se fait-il que l'éveil au Monde soit si naturel, si aisé, si spontané, si profondément intime pour les oiseaux, et si difficile, semé d'embûches, de barrières, d'erreurs, de contre-sens, pour les malheureux humains? A peine sorti du nid, l'oiseau est en harmonie parfaite avec le cosmos, il trouve sa place et son chemin sous la voûte céleste, il perçoit les radiations et le magnétisme. Il est intégré. Tandis que l'homme!

Le malheureux! Combien de temps lui a-t-il fallu, dans l'Histoire, pour ne plus se méprendre complètement sur la Nature qui l'entoure? Pour ne plus voir des sirènes dans chaque source, des elfes ou des fées derrière chaque tronc d'arbre, des gnomes ou démons sous chaque rocher, pour ne plus entendre de voix mystérieuses lorsque souffle le vent et que bruissent les feuillages, pour ne plus peupler les ténèbres de sortilèges, pour de plus chercher de présages dans les étoiles? Et quand, avec l'aide de la science, il se croit consciemment débarrassé de tout ce fatras mythologique superstitieux, poétique mais trompeur, il faut encore qu'il le retrouve dans ses rêves! Relisez Carl Gustav Jung le psychanalyste, relisez Gaston Bachelard et sa poétique de la rêverie! Voyez ce que l'homme fait des quatre éléments, terre, air, eau et feu dans son inconscient, quand il dort, voyez toute l'alchimie qui subsiste en son cerveau! L'homme est un être d'imagination, nous disait Bachelard. S'éveillera-t-il jamais un jour au Monde véritable, à la réalité, aussi simplement que le fait l'oiseau?

Le misérable! L'homme ne se contente pas de voir et de comprendre de travers, il faut aussi qu'il détruise tout sur son passage, voilà bien le pire! Ce n'est pas la nécessité seule qui l'y pousse. Depuis son origine, il a eu spontanément horreur, c'est du moins René Dubos qui le dit (Courtisons la Terre, Stock, 1980), de se sentir entouré, inclus comme simple élément de la sylve ou de la forêt primitive. Il lui fallait dégager au plus vite au moins une clairière, pour voir plus clair, pour se sentir plus libre! Mais de cette clairière à la dévastation et la désertification de la planète, il n'y a que quelques pas, quelques siècles, quelques millénaires peut-être, et ils seront bientôt franchis. Et cette obstination à se prendre pour le phénix et le maître de la Terre...à croire que les animaux, piètres ébauches ou copies inférieures de sa haute personnalité, sont à son service et livrés à son bon plaisir...à se permettre tous les massacres, avec armes blanches, armes à feu, armes chimiques! Pensez qu'aujourd'hui encore il y a des gens, quelque part sur notre planète, qui mangent les baleines. Ou plus justement dit, qui mangent «de la» baleine, «de la chair de» baleine...

C'en est trop et je dois m'arrêter. «Kind reader», aurait dit mon ami Audubon, «aimable lecteur», j'aimerais vous donner l'envie de lire les mêmes auteurs que moi, pour le plaisir, mais aussi comme base de réflexion. Par exemple, le Livre de San Michele d'Axel Munthe (Albin Michel, 1935) dans lequel homme et animal sont présentés avec tant de sensibilité et de justesse. Dans la Préface écrite pour ce merveilleux ouvrage, Pierre Benoit, de l'Académie Française, évoque lui aussi «un écrivain, un grand poète de chez nous, qui divagua presque toujours lorsqu'il voulut parler des hommes, mais qui, pour célébrer les animaux, s'est haussé à la force et à la pureté du verbe divin: Michelet.» Voilà confortée la référence à Jules Michelet (et à son épouse Athénaïs), et, pour corriger ce que ma «soupe cosmique» a de trop prosaïque, le terme qui me manquait ou que je n'aurais pas osé prononcer: c'est le mot «divin»!

Dans le Mercantour
25 juillet 2004

 

© 2004 Yvon Chatelin