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OMBRES ET TRANSPARENCES
continué

pages 17–21

Plus étonnant encore, si le décès d’Audubon est passé momentanément inaperçu à cause d’une erreur typographique, sa mort avait été annoncée, à tort évidemment, quelques vingt ans plus tôt. L’histoire mérite d’être contée. Il faut pour cela rappeler qu’Audubon avait eu, comme ornithologue, un prédécesseur américain nommé Alexander Wilson, disparu en 1813, âgé seulement de quarante-sept ans. Lorsque commença l’année 1831, Audubon se trouvait dans son deuxième séjour en Angleterre, occupé à la publication de ses dessins et de son livre sur les oiseaux. Au mois de juillet, il est revenu en Amérique pour de nouvelles prospections de terrain. C’est alors, le 2 août 1831, qu’une revue londonienne, la London Literary Gazette, a publié un avis annonçant la mort d’Alexander Wilson. Le texte disait précisément ceci: «Nous apprenons avec douleur le décès et les obsèques de ce pauvre Wilson, quelque part dans l’Etat de Pennsylvanie, au moment même où les journaux d’Edimbourg prévoient son retour, porteur de trésors scientifiques.» Il s’agissait évidemment d’une erreur qui n’a pas tardé à être démentie par un autre journal, le Caledonian Mercury d’Edimbourg, précisant que le personnage dont on attendait le retour en Grande-Bretagne avec de nouvelles découvertes ornithologiques était Audubon. La Gazette londonienne a publié alors un démenti en date du 29 octobre, disant que la personne décédée n’était pas Wilson mais Audubon. Celui-ci s’en soucia fort peu lorsqu’il apprit cette histoire, mais certains de ses amis avaient immédiatement réagi. Ayant reçu de lui une lettre postérieure à son soi-disant décès, sachant que Wilson était mort depuis longtemps, Joseph B. Kidd, ami et collaborateur occasionnel d’Audubon, écrivit une note d’humour macabre que publia le Caledonian Mercury. «Quel est donc cet éditeur de la Literary Gazette qui commence par ressusciter un homme mort depuis dix-huit ans [Alexander Wilson], uniquement pour le faire à nouveau mourir et alors, pour corriger son erreur, en tuer un autre [Audubon] dont il est clairement prouvé qu’il était vivant et bien portant plusieurs jours après l’annonce à Londres de son décès.»

Sans doute était-il inscrit dans le destin d’Audubon que son identité devait être constamment obscurcie ou faussée. Revenant un instant à l’annonce de son véritable décès, il faut remarquer que le New York Evening Post attribuait au défunt un âge de soixante-seize ans. Ce n’était plus cette fois la faute du typographe, la veuve ou les fils du naturaliste en étaient les responsables. Audubon lui-même les avait trompés. «La date précise de ma naissance est encore une énigme pour moi...», avait-il écrit en commençant son autobiographie. Il se vieillissait en toute bonne foi et dans des proportions qui défiaient la vraisemblance, en s’accordant une dizaine d’années supplémentaires. Sans chercher à consulter des actes notariés difficilement accessibles pour lui, il aurait pu, par ses simples souvenirs, accorder son âge estimé au fait qu’il avait vécu la Révolution française étant enfant, ou qu’il était à peine arrivé à l’âge d’homme lorsqu’il avait rencontré la jeune fille qu’il allait épouser, Lucy Bakewell, de deux ou trois ans plus jeune que lui. Sa famille s’accommodait de son estimation. Ayant pourtant passé beaucoup de temps à étudier la vie de son grand-père, Maria R. Audubon écrivit tranquillement ceci. «Il a pu naître n’importe quand entre 1772 et 1783 et, en face de cette incertitude, la date habituellement retenue, le 5 mai 1780, peut être acceptée, bien que la véritable soit certainement antérieure.»

Le lieu de sa naissance a donné autant de confusion. Grâce à son biographe Francis H. Herrick, on sait aujourd’hui de manière certaine qu’Audubon est né en 1785, dans l’île de Saint-Domingue (actuellement Haïti), au lieu dit Les Cayes, de père et mère purement français. Mais Audubon lui-même poétisait sa naissance, toujours de bonne foi, de la manière suivante. «Il semble que mon père avait de grandes propriétés à Saint-Domingue et avait l’habitude de voyager fréquemment dans cette partie de nos Etats du Sud [Audubon parle en citoyen américain] appelée et reconnue comme Louisiane, que possédait alors le gouvernement français. Pendant l’un de ces voyages, il a épousé une dame d’origine espagnole, dont j’ai compris qu’elle était aussi belle que riche, séduisante en tout, et qui donna à mon père trois garçons et une fille, moi-même étant le plus jeune des fils et le seul qui survécut à la petite enfance.» La romantique histoire aurait eu, toujours selon Audubon, un dénouement tragique, sa mère périssant dans le soulèvement des esclaves de Saint-Domingue, après avoir quitté la Louisiane. Il s’est trouvé des témoins supposés qui, cherchant au fond de souvenirs plus ou moins oubliés et déformés, ont cru trouver des indices concordants avec la légende accréditée par Audubon lui-même. C’est ainsi que Maria R. Audubon, la petite-fille, pouvait écrire que c’est au village de Mandeville, «sur la plantation du même nom, propriété du marquis de Mandeville de Marigny, [que] John James Laforêt Audubon est né, le marquis ayant prêté sa maison, à la manière généreuse des gens du Sud, à son ami l’amiral Jean Audubon qui y a vécu quelques mois avec son épouse, la créole espagnole.»

Il n’y avait pratiquement rien d’authentique dans cette déclaration, et Maria ne s’est pas demandé pourquoi son grand-père, alors qu’il était à la Nouvelle-Orléans, n’a pas cherché ou obtenu de confirmation auprès des Marigny. Le premier marquis, Pierre Enguerrand Philippe de Marigny, celui supposé avoir assisté à la naissance d’Audubon, était mort à cette époque, mais son fils, le célèbre Bernard de Marigny, tenait le haut du pavé dans la société créole de la Nouvelle-Orléans, défrayant la chronique par sa vie tumultueuse, ses aventures amoureuses, ses innombrables duels. Bernard de Marigny (1785-1868) avait exactement le même âge qu’Audubon et celui-ci a vécu à la Nouvelle-Orléans ses années les plus difficiles, dans une quasi-misère. Il est possible que le brillant marquis lui ait apporté une aide, comme le supposent certains biographes d’Audubon. Bien longtemps après les événements, il se trouva en 1910 un neveu de Lucy Audubon, le révérend Gordon Bakewell, alors lui-même âgé de quatre-vingt neuf ans, pour prétendre se souvenir avoir entendu un Marigny confirmer la naissance d’Audubon dans une de leurs propriétés, en Louisiane, sur les bords du lac Ponchartrain. Le révérend était sincère, mais ses souvenirs ont sans doute été faussés par le grand âge, et il n’a même pas pensé à préciser s’il tenait ses informations de Philippe de Marigny ou de son fils Bernard, ce dernier ne pouvant se souvenir de la naissance de quelqu’un né la même année que lui. Curieuse coïncidence cependant, le futur roi de France Louis-Philippe a passé quelques moments de son exil, entre 1798 et 1800, chez Philippe et Bernard de Marigny en Louisiane. Lorsque Audubon et Louis-Philippe se sont rencontrés à Paris, ils ont pu échanger quelques souvenirs et parler de connaissances communes.

Néanmoins, l’idée d’être né sur le territoire américain où sa mère aurait longuement vécu, n’a jamais quitté Audubon. S’il lui arrivait de dire qu’il était «Haïtien, d’ascendance européenne», ce qui était la réalité, il était beaucoup plus fréquent qu’il se prétende «Créole de Louisiane, de naissance.» D’ailleurs, qui se serait préoccupé de vérifier son lieu de naissance ? Un des présidents des Etats-Unis, John Tyler, n’a pas hésité à écrire une lettre de recommandation (28 juillet 1842) pour Audubon affirmant qu’il était «Citoyen des Etats-Unis par naissance.» Le fait que l’intéressé parlait avec un fort accent français, gardé jusqu’à la fin de sa vie, n’a pas embarrassé le président Tyler car la Louisiane avait souvent changé de drapeau. Espagnole à l’époque de la naissance d’Audubon, elle avait été française auparavant, l’était redevenue temporairement plus tard, et n’était américaine que depuis 1803. Mêlant sans doute faux souvenirs et prolongements imaginaires, Audubon ira jusqu’à croire que sa mère avait habité aussi en Pennsylvanie, près de la localité où lui-même était arrivé à l’âge de dix-huit ans. Quarante ans après ses premiers pas réels sur le sol américain, Audubon écrivait spontanément à un ami qui ne posait aucune question sur ce sujet : «Mon cœur et mon esprit retrouvent bien souvent les plaisirs que j’ai connus ici, et je me souviens toujours que ma mère a vécu à quelques miles de ce village.» La créole espagnole n’a jamais existé, et la véritable mère d’Audubon, dans sa courte existence, n’est jamais venue en Pennsylvanie ni ailleurs sur le continent.

Les ombres qui masquaient son identité véritable étaient moins épaisses pour Audubon du côté de son père, parce qu’il avait vécu avec lui la plus grande partie de son enfance et de son adolescence. Venant de se regarder dans une glace à un moment de solitude et de tristesse, il écrit un jour: «Je vis dans la glace non seulement mon propre visage mais [remarquai] aussi une telle ressemblance avec mon vénérable père que j’imaginais presque que c’était lui que je voyais.» Malgré cette certitude, quelques ambiguïtés et inexactitudes subsistaient. Audubon avait beaucoup de respect, d’admiration et d’affection pour ce père dont il parlait toujours comme de «l’amiral Audubon». C’était lui accorder une avantageuse promotion, car Jean Audubon le père, au terme d’une vie active faite d’incroyables péripéties maritimes et coloniales, de la guerre de Sept Ans à la Révolution américaine puis la Révolution française, n’avait passé qu’un nombre limité d’années dans la marine nationale et n’y avait pas dépassé le grade de lieutenant de vaisseau. S’il est vrai qu’il avait rencontré le général Washington, ce n’était pas, comme le prétendit son fils, en Pennsylvanie lors du légendaire épisode de Valley Forge, mais plus tard en Virginie, avant le siège de Yorktown. John James Audubon était sérieusement brouillé avec les dates, le temps semblait couler plus vite pour lui que pour les autres, et il a cru son père vivant jusqu’à l’âge de quatre-vingt-quinze ans, en dépassement de plus de vingt ans par rapport à la réalité.

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Publié avec la permission de France-Empire et de l'auteur.